Le Dindon au Québec

5 heures du matin le 5 mai 2023
La nuit commence à peine à s’effacer, je fais quelques pas hors de ma maison nichée dans les montagnes des Laurentides au Québec, avec en laisse mon fidèle chien d’Ours prêt pour sa promenade quotidienne.
Un « glouglou » caractéristique me surprend !

Habituellement, les dindons commencent à vocaliser lorsqu’il fait suffisamment jour pour qu’ils puissent repérer des prédateurs au sol depuis le haut des grands arbres où ils se réfugient la nuit.
Comme nous sommes au milieu de la période de reproduction du Meleagris Gallopavo les mâles à l’aube glougloutent pour ameuter les femelles et ainsi constituer leur harem.
C’est exactement ce qu’est en train de faire celui à proximité, il n’y a pas une minute à perdre et je retourne rapidement à la maison au grand regret de mon chien.
Une fois que le harem est regroupé au sol ils sont beaucoup plus difficiles à faire venir.
En un temps record je suis habillé en chasseur de dindon : camouflage total, cagoule noire, veste spéciale à poches pour les différents appeaux, mes appelants en plastiques d’une main, mon recurve Black Widow 67lbs de l’autre.
J’ai décidé pour cette tentative de flécher mon premier dindon d’utiliser la bilame conçue par mon ami Paul de Foucaud…

A proximité de la maison, je dispose les 3 appelants devant une cabane d’enfant reconvertie en cache de chasse :
Une dinde couchée en position d’accouplement, un « Jake » (un mâle juvénile) prêt à l’accoupler et une autre dinde.

Vue depuis ma cache, les appelants = « formes » sont en position


Le scenario idéal consiste à faire venir le dindon à vue des appelants en imitant le caquètement lascif de « Madame ». La vue d’un jeune blanc-bec prêt à couvrir ladite dame provoque en général une réaction violente quand il découvre la scène. Il n’est pas rare que l’appelant Jake vole sous les coups d’ergots et de bec du cocu présumé.
Je suis assis dans la cabane face aux appelants, mes différents appeaux à portée de main.
Il me semble avoir entendu le dindon glouglouter au loin, on peut les entendre à plusieurs kilomètres, et j’espère qu’il n’a pas encore reconstitué sa cour.


Je commence par une série de « cut-cut-cuts » sur mon ardoise, ce sont des appels de dinde réceptive.

J’obtiens une réponse !

Il est au moins à 500 mètres mais la glace est rompue, il ne me reste plus qu’à le convaincre de venir à moi contre son instinct naturel qui lui commande de faire venir à lui les femelles et non l’inverse.
Je refais une série d’appels avec ma boite à friction pour lui faire croire qu’il y a une deuxième femelle. Il répond et il s’est bien rapproché. Le dialogue continue, j’alterne les appeaux pour varier les sons. Je sais qu’il est très intéressé et qu’il n’est pas avec d’autres dindes qui l’auraient empêché de venir à moi. Les dindes gardent jalousement leur mâle et le mâle délaisse rarement la proie pour l’ombre.

Il répond de plus en plus fortement à mes appels, l’adrénaline monte à l’approche du moment de vérité. J’ai maintenant un diaphragme dans la bouche qui permet de continuer à caqueter en ne bougeant que les lèvres et qui est fort utile lorsque l’oiseau est à vue et que l’arc est en main.
Le dindon se matérialise soudainement dans mes appelants. Il parade à coté de la dinde couchée, la queue en éventail. Les plumes du centre de l’éventail sont plus hautes que celles en périphéries, c’est donc un Jake. Il tourne ¾ arrière et se faisant l’éventail de sa queue l’empêche de surveiller ses arrières, il ne voit ni l’armement réflexe de mon arc ni le départ de la flèche !
Il disparait instantanément de mon champ de vision, j’entends des battements d’ailes.
Il s’est passé moins de trente seconde entre l’apparition du dindon et le tir.
Je sors de la cabane et je le vois étendu à 20 mètres, sans vie.

Ma première pensée est pour Paul qui depuis son lit aux soins palliatifs à Chinon m’encourage de toutes ses forces, en train de le quitter… à devenir le premier archer de l’ASCA à inscrire un dindon sauvage au tableau ! Je prends une photo et lui envoie sur le champ en lui dédiant cette première prise…

NOTA : Le dindon est un nouveau venu au Québec. Un programme d’introduction de l’espèce à partir d’oiseaux capturés aux États-Unis a débuté en 2003 et s’est déroulé sur 10 ans. Il a rapidement colonisé le Sud de la Belle Province et la chasse y a été ouverte en 2009.
On le chasse au printemps de mi-avril à fin mai, pendant le rut, ce qui rend la chasse passionnante du fait des interactions entre le chasseur et le chassé.
La chasse n’est autorisée que le matin jusqu’à 12 heures, les après-midis dédiés à l’ornithologie, et les soirées en quête des grands arbres ou les dindons vont se percher. Pour cela un appeau de chouette rayée bien utilisé provoque une réponse courroucée des volatiles à grande distance. Une fois repérés nous savons où les trouver au lever du jour…ne reste plus qu’à s’installer pendant qu’il fait encore noir et attendre qu’ils descendent de leurs perchoirs.

Stéphane FERON – ASCA183