Ad augusta ( ?) per angusta ( !)

Au grandiose ( ?) par des voies étroites ( !)

Depuis plusieurs jours déjà, mon esprit se transportait régulièrement dans la lointaine et ancestrale contrée qu’est la Brenne, flottait le long des chemins comme à travers les fourrés, et parcourait de mémoire ce territoire bien connu à la recherche du bon emplacement. Samedi prochain aurait lieu la première battue de l’année, et il serait nécessaire d’innover pour trouver le poste favorable, celui qui permettrait d’être placé avantageusement pour espérer une rencontre dans des conditions propices.

En effet, au cours de l’été, d’importants travaux d’aménagements avaient été effectués sur certains secteurs, notamment le broyage de parcelles de brandes vieillies et desséchées, que chênes, frênes et autres espèces menaçaient d’asphyxier lentement de leur ombrage ; c’était un devoir que de préserver ces paysages de landes immémoriales, de les revigorer par des tailles énergiques, d’éviter que ce biotope varié ne se transforme en un paysage uniforme de baliveaux malingres ou rabougris. Néanmoins, avant que les jeunes pousses ne reforment plus de couvert, il fallait s’attendre à ce que les parcours du gibier évoluent, et essayer d’adapter sa stratégie en conséquence.

Quels bons moments que ceux où, connaissant bien un territoire, l’on tente de se faire gibier et imagine les refuites selon le vent et la météo, les détours que ne manqueront pas de provoquer une ligne de chasseurs éventée, ou bien encore par quelle coulée discrète un vieux solitaire expérimenté filera à l’anglaise dès les premiers claquements de portières ou cliquetis d’une pibolle contre un canon. Somme toute, ces réflexions relient tel un fil d’Ariane les journées de chasse les unes aux autres, permettent de tirer parti des expériences précédentes, bonnes ou mauvaises, et ajoutent une saveur particulière à la prochaine chasse qui s’inscrit alors tel le chapitre suivant d’une même histoire ponctuée d’innombrables épisodes.

* * *

C’est bien avant le point du jour que je prends la route menant au rendez-vous, et ces rêveries occupent encore mon esprit, m’accompagnent au long du trajet. Finalement, ma décision est prise et j’irai discrètement explorer un sous-bois clair, tandis que les carabiniers prendront place autour de l’enceinte. Large d’environ 50 mètres, ce passage est généralement emprunté par des animaux allant au gagnage plutôt qu’au cours de chasses. Mais cette année, la refuite habituelle, au travers des brandes qui s’y appuient à l’est, ne sera très probablement plus empruntée alors que le terrain a été mis à nu par le broyeur forestier, et que les repousses, déjà éclatantes de leur vert cru mais encore bien basses, ne cacheront plus un animal désireux de se défiler discrètement. A l’ouest, l’étang mis à sec pour l’été forme également un terrain dénudé, avec une culture de millet n’ayant pas grandi plus haut que la cuisse. Ainsi, ce couloir abrité, encore ombragé par les feuilles roussies de l’automne, pourrait bien former un passage apprécié au coeur de la battue. Néanmoins, au vu du faible couvert, être perché sera certainement plus efficace que d’être posté au sol pour immanquablement se faire repérer au moment d’armer.

Après que les consignes ont été données, un détour inopiné me met un peu en retard, et je me dépêche donc de préparer mon matériel, enfile mes affaires, bande mon arc et, sans plus attendre, pénètre au sein de l’enceinte, alors qu’il me semble que les derniers postés rejoignent leur numéro. Arrivé sur la zone prévue, j’inspecte brièvement la situation qui semble conforme à mes prévisions. La bordure de roseaux, jaunie par l’été et l’absence d’eau, laisse entrevoir l’étang asséché, le millet dont les lourds épis plient, et une longe de maïs encore verts, dont les plumeaux dansent avec la brise dans un bruissement de feuilles entremêlées. Bien que moins nombreux qu’à l’accoutumé, les phragmites protègent ce lieu des regards lointains, et procureront peut-être un sentiment de sécurité aux animaux qui se dérobent. De l’autre côté, les brandes ont été fauchées, et ne subsiste qu’un mince rideau de frêles bruyères dégarnies, aux pieds chaussés de mousse tendre et dont les branches noueuses perdent leur écorce par lambeaux, comme hors d’âge. De toute évidence, si les animaux ne contournent pas au loin par l’est, ils devraient très probablement emprunter ce corridor.

De belles coulées paraissent d’ailleurs assez fréquentées, et se séparent en deux voies distinctes entre lesquelles je décide rapidement d’installer mon tree-stand, à une hauteur modérée et confortable. Au moment où je termine juste d’avoir hissé mon arc, les premiers récris des grands griffons se font entendre au loin. Puisque la meute est créancée, un sanglier a dû être délogé de sa bauge, et je profite de la musique formidable de ces chiens courageux, à la peau si dure que n’y pénètre pas les épines noires, et que, quand un brave s’est fait découdre au combat, les aiguilles de ceux qui cherchent à recoudre les plaies se cassent fréquemment. La menée s’approche puis s’éloigne à nouveau, et un coup de feu retentit, mat et bref, sans doute ayant fait mouche.

De temps à autres, quelques geais, bavards et criards, ravivent mon attention et je me prépare à une action imminente mais il n’en est rien. Fausses alertes. Les chiens foulent les alentours, et descendent progressivement vers la seconde parcelle. Après avoir accroché arc et jumelles à une branche voisine, je réoriente ma plate-forme vers le sud, afin de mieux me confondre au tronc de l’arbre contre lequel je suis appuyé, tout en faisant bien face à l’arrivée la plus probable des animaux. Ainsi, j’éviterai de renouveler la récente mésaventure de devoir pivoter intégralement sur moi-même pour passer, de la gauche à la droite du tronc, l’arc et sa flèche encochée dont l’encombrement est toujours surprenant.

* * *

De nouveau, un chien donne, bientôt rejoint par un second, un troisième puis la meute entière, dans un crescendo grondant, appuyé par les cris des hommes, et qui se délie soudainement quand l’animal rompt les abois, lancé. Quelle musique ! Quelle joie d’entendre encore ces récris intemporels, identiques aujourd’hui à ceux d’antan, et, espérons, à ceux des siècles à venir. Tandis que la menée guide mes pensées à travers le temps, un bref mouvement, presque imperceptible, me rappelle au présent en un instant.

Rapidement, sans pourtant identifier avec précision, je distingue le port fier et puissant d’un grand cerf qui s’avance. Intérieurement, je suis surpris de la chance inespérée qui se présente et, alors qu’il semble bifurquer à gauche pour emprunter un passage plus éloigné, je trouve finalement cela assez naturel, comme dans l’ordre des choses. De tels animaux n’offrent ces opportunités parfaites que lorsqu’il n’est pas autorisé de les saisir… Mais étonnamment, il se ravise et se dirige à nouveau vers moi. Immobile, plaqué contre le tronc de l’arbre qui me soutient, je pense à dévier mon regard, ne pas le regarder directement mais simplement utiliser ma vision périphérique, suivre son mouvement à travers mes paupières presque closes. Il s’avance encore jusqu’à la bifurcation de deux coulées dont une passe dix mètres à ma droite, l’autre quinze à ma gauche.

Néanmoins, il ne choisit ni l’une ni l’autre et continue sa trajectoire rectiligne au petit trot, s’approche et se rapproche encore, 15 mètres, 10, 5, 2 et se fige soudainement ; je l’ai regardé. Dans un mouvement qui me paraît éternel, il penche lentement sa tête en arrière, sa ramure bascule et son regard s’élève, remonte inexorablement le tronc de mon arbre. Je plisse les yeux pour les faire minuscules et demeure pétrifié. Je sais que c’est perdu. Et c’est l’explosion ; il bondit, fait un grand écart sur la droite tandis que j’arme mon arc sans y croire, simplement par réflexe. Contre toute attente, il s’arrête à une quinzaine de mètres derrière deux jeunes chênes, écoute les bruits éloignés de la traque. J’essaie de trouver un passage pour glisser ma flèche, mais c’est trop étroit et une partie de la zone vitale est masquée. Étrangement, je suis parfaitement calme, serein, comme suivant un enchaînement normal de situations. Je tiens maintenant mon arc armé depuis un moment mais l’allonge est confortable ; j’attends, je suis prêt s’il est possible de tirer, détendu s’il faut le laisser poursuivre son chemin. Il hésite, recule d’un pas ou deux et me fait face un trop bref instant pour que mon regard puisse se poser là où devrait aller la flèche, avant de pivoter à nouveau. Il est presque de profil, très légèrement tourné dans ma direction. C’est maintenant et déjà la flèche vole ; l’empennage blanc dessine la trajectoire, légère parabole. Mais l’animal se tourne à nouveau et, si la flèche arrive bien au point visé, l’angle est plus fuyant, trop même sans doute.

D’une ruade, le cerf disparaît avec grand fracas, comme englouti dans les roseaux, et, à travers les feuilles encore rouges de l’automne, je l’aperçois boucler au grand galop dans le millet, avant de le perdre de vue. Très certainement, il a rejoint le bois près de l’île de l’étang à sec, 300 mètres plus loin.

Désormais, il s’agit d’annoncer rapidement le tir mais, dans la précipitation du matin, ma pibole est restée dans la voiture. Heureusement, quelques instants plus tard, j’entends la voix bien connue d’un traqueur qui s’approche et lui demande de sonner le cerf blessé. Pas de réponse. « René, pouvez-vous annoncer cerf touché? Cerf blessé. » dois-je répéter plusieurs fois, face à l’incompréhension manifeste qu’engendre cette requête. « Mais, personne n’a tiré. Je n’ai entendu aucun coup de feu » répond-il, avant de réaliser que c’est « l’archer » qui lui parle. Les sept coups s’allongent, suivis d’un « tayauté », et se répètent au loin sur les lignes. Il est midi moins cinq, et la réelle quête commencera maintenant.

* * *

L’animal s’étant déjà beaucoup éloigné, je descends rapidement de mon affut perché et me dirige vers l’anschuss. Sans surprise, je ne retrouve pas de sang bien que l’on remarque nettement l’emplacement d’où le cerf a bondit, soulevant les feuilles et marquant profondément le sol encore sec de ce début d’automne. Tout en balisant l’emplacement, j’essaie de visualiser à nouveau la scène, d’en tirer les indices avant que le souvenir ne se trouble. La flèche a volé droit vers son but, d’un seul trait, et a pénétré presque jusqu’aux plumes le flanc droit de l’animal, à l’aplomb de la patte avant, au deuxième tiers de la hauteur du coffre. Avec une trajectoire relativement fichante, c’est bon. Mais l’animal a pivoté au moment du tir, et je le revois plutôt 3/4 face que de profil ; je me remémore aussi l’empennage blanc fiché dans le coffre, mais orienté vers l’avant ; donc, le trajet de la lame dans le corps se dirige vers l’arrière de l’animal, et je n’ai pas pu toucher le foie avec une entrée haute et avant sur le flanc droit. C’est moins bon. En contrepartie, j’ai certainement touché l’un des deux poumons. A ce stade, une seule certitude : il faut attendre un long moment, afin que l’animal se rase, que l’hémorragie fasse son effet. La battue, elle, continue tandis que les chiens mènent à grands récris.

Pour tuer l’attente, je vais chercher l’endroit par lequel l’animal est sorti des roseaux, que je trouve facilement alors qu’il a poussé devant lui de nombreux fragments de végétation, qui jonchent le sol sur une dizaine de mètres comme pour indiquer la direction. Je trouve un peu de sang, malheureusement rouge ; peut-être n’ai-je pas touché le poumon. Je décide d’attendre encore, et retourne ranger mon matériel, quand le garde m’informe qu’un grand cerf a été vu dans le sous-bois près de l’ile, il y a une dizaine de minutes ; cela correspond bien à la direction du cerf tiré. Je regarde ma montre : 12h40 ! Misère, il serait donc encore debout à se déplacer 30 minutes après le tir. Ce n’est vraiment pas bon. Il faut donc patienter plus encore, et j’en profite pour aller me poster aux grands devants, au cas où.

A l’approche du nord de l’enceinte, cherchant d’éventuels signes de refuite de l’animal, je croise des promeneurs qui, remarquant mon arme antique, me félicitent d’avoir tué un cerf à l’arc. Circonspect, j’engage la conversation et leur indique une voie pour sortir de la traque en toute sécurité. Alors que nous nous saluons cordialement, ils me signalent fièrement avoir aussi vu un cerf quelques instants auparavant, mais ne semblent pas faire de lien avec celui tiré il y a déjà plus d’une heure. Je me garde bien de leur laisser soupçonner le doute qui m’envahit…, mais aussitôt se sont-ils éloignés, je vais m’enquérir auprès du chasseur posté à proximité : « j’ai un grand cerf qui s’approche vers moi, puis fait demi-tour et s’éloigne, retourne d’où il est venu ». Avec inquiétude, je lui demande : « de quel côté s’est-il tourné? Avez-vous remarqué quelque chose ? ». Malheureusement, il n’a pas bien pu distinguer les détails de la scène, étant alors en train de discuter avec les promeneurs rencontrés plus tôt, et l’animal lui a présenté seulement son côté gauche. Néanmoins, la trajectoire empruntée pour venir jusqu’ici paraît logique, et s’il se déplace encore à cette heure, vraiment c’est très mauvais. L’histoire semble se préciser, s’écrire étape par étape, mais tourne manifestement à mon désavantage. Accompagné de mon père, nous décidons d’essayer d’en démêler les fils en écoutant le récit des premiers chasseurs à avoir vu « mon » cerf. Nous contournons donc l’enceinte, et remontons le temps par les récits des chasseurs. Finalement, celui ayant donné le premier renseignement a vu l’animal après que celui-ci lui a été annoncé par son voisin, qui lui-même l’a suivi du regard lorsqu’il parcourait le millet dans sa course effrénée, avant de disparaître dans le bois auprès de l’île. Contrairement à ce que l’on avait pu déduire au départ, les événements se sont donc enchaînés sans interruption, et il n’est pas avéré que le cerf ne se soit pas couché peu après sa course première. Le cerf vu au nord de la traque peut aussi bien être un autre. Je ne sais pas si c’est bon, mais c’est mieux ; du moins peut-on garder espoir qu’il ne se soit pas relevé depuis les instants ayant suivi le tir.

* * *

Dans l’attente de la fin de la battue, je retourne tranquillement remonter la piste au sang, exercice malaisé qui donnera encore du temps au temps.

Lentement, je retrace le parcours de l’animal, m’aidant de son pied dans le sable pour trouver la direction générale. S’il y a relativement peu de sang, celui-ci marque bien sur les pailles de millet, et on distingue nettement les perles rouges et luisantes sur les feuilles dorées par l’automne. Parfois, un épi plus élevé a du frotter contre le flanc droit et a essuyé la blessure, laissant de longes léchées bien visibles. Quand s’arrête le champ de millet, le cerf a poursuivi sa course furieuse à travers une grande langue de sable, où seule une végétation éparse a émergé au cours de l’été. La piste est plus difficile, laborieuse même, mais la trajectoire clairement tracée.

Levant la tête pour porter au loin mon regard et chercher l’entrée par laquelle le cerf aurait pu pénétrer dans le bois, je remarque deux longues silhouettes semblant battre des ailes. Alors que la battue s’est terminée sans que j’y prenne garde, deux postés à proximité sont allés chercher des traces du cerf et me font signe désormais. D’un côté, je suis soulagé qu’ils aient trouvé quelque chose, mais de l’autre m’inquiète la perspective d’une recherche avec des carabiniers, parfois trop pressés d’avancer, foulant la voie, et détruisant inconsciemment de précieux indices. Je me hâte de les rejoindre, pour m’apercevoir qu’il y a déjà deux autres personnes plus avant sur la piste… L’entrée dans le bois est bien marquée, contre les roseaux en lisière et les ronces bordant un ancien

fossé. Au-delà, il devient plus ardu de s’y retrouver, quelques taches ci et là mènent à un point où tout s’arrête. L’un des piqueux, Didier, est accompagné d’un chien qu’il utilise souvent pour rechercher du gibier blessé, mais celui-ci ne veut pas prendre la voie, tourne en rond et revient toujours au dernier sang. Deux ou trois feuilles de chêne sont rougies, et est-ce la coagulation qui donne cet aspect bulleux ou bien un poumon serait-il touché ? Nous n’insistons pas plus et appelons un conducteur de chien de sang, qui lui peut-être parviendra à poursuivre outre cette impasse.

* * *

Il est 16 heures environ lorsque nous mettons le chien de rouge sur le lieu du tir. Il batifole quelque peu alors qu’il n’y a pas d’indice tangible, n’en prend pas connaissance, et nous le portons une trentaine de mètres plus avant, au-delà de la bande de roseaux, au premier sang. Le labrador renifle du bout du nez les quelques indices, avec désinvolture, et le fort vent qui s’est levé semble avoir balayé la voie sur ce sol maigre et sec. Nous le guidons jusqu’à l’entrée du millet, où j’ai balisé la piste, mais l’intérêt du chien est toujours très modéré, jusqu’à l’endroit où le cerf s’est engagé dans le passage des véhicules à travers le millet. Les tiges couchées sur le sable doivent mieux retenir le sentiment, et le chien colle sa truffe à la piste, change de ligne quand le pied indique que l’animal l’a fait, mais se retrouve à nouveau parfaitement désorienté à la sortie du millet, alors que l’on trouve à nouveau un sol peu propice au pistage.

Une fois encore, nous aidons le chien jusqu’à l’entrée du bois, où étonnamment la voie n’est pas meilleure, et c’est avec difficulté que nous retrouvons le denier sang marqué plus tôt dans l’après-midi. Grâce à l’aide néanmoins précieuse de notre auxiliaire canin, nous parvenons à avancer plus loin sur une cinquantaine de mètres en direction du nord, trouverons quelques maigres gouttes de sang, puis plus rien. Par deux fois, nous revenons au dernier sang et le chien trace le même parcours pour tomber en défaut au même endroit. Aussi, le conducteur propose-t-il d’essayer avec sa chienne plus âgée et expérimentée.

Dans mon esprit, l’inquiétude initiale fait place au doute, à l’incompréhension, à la frustration. J’ai pourtant bien vu la flèche pénétrer profondément dans le coffre de l’animal, certes avec un angle désavantageux mais d’une bonne longueur, de haut en bas. De plus, nul n’a vu sortir le cerf de la battue pendant les deux heures qui ont suivi mon tir.

Le second chien retrace un parcours identique au premier, et à nouveau butte sur le même obstacle ; le doute se transforme en désespoir, et, pour ne pas rester désoeuvré tandis que le chien boucle pour chercher une issue, je me dirige à l’est, espérant trouver un signe qui débloquerait cette situation en passe de se terminer en désastre. Je parcours le sous-bois, navigue entre les ilots de brandes et de ronciers, formant de grands cercles concentriques. Au sein d’un passage plus étroit, mon regard est attiré par un baliveau de brande flottant au milieu d’une coulée et, m’en étant approché, j’y trouve une large marque de sang essuyé. J’appelle alors le conducteur, et nous nous interrogeons sur cette trace mystérieuse, qui cette fois est sur la gauche de la coulée ; l’animal serait-il dans l’autre sens ? Ce serait le plus logique, mais le baliveau est clairement marqué sur l’une des deux faces seulement, ce qui indique nettement le sens de la marche de l’animal. Nous remettons le chien à la voie, et celui-ci nous ramène une vingtaine de mètres plus au nord, le long d’un arbre auprès duquel le cerf s’est manifestement reposé debout, car de nombreuses gouttes sont rassemblées en une petite flaque de sang, flaque à nouveau située sur la gauche. Malheureusement, le chien ne va pas vraiment plus loin, et l’on sent que celui-ci comme les hommes n’y croient plus : pas assez d’indices, voie désastreuse, vent fort qui, même en sous-bois, balaie le sentiment. Comme souvent, l’enthousiasme du départ s’est étiolé, la complication use le moral, l’impression de ne plus savoir par quel bout démêler le fil, et l’histoire claire au début qui s’embrouille à mesure que les indices semblent se contredire.

Ne parvenant pas à sortir de l’impasse, le conducteur et son chien font les devants, et quêtent sur le chemin délimitant l’enceinte dans laquelle s’est réfugié le cerf dès les instants ayant suivi le tir. Aucune trace. Les volontaires qui avaient souhaité se poster aux alentours au cas où l’animal serait relevé comment à rejoindre leurs véhicules, déçus.

Déçu, je le suis aussi terriblement ; tant d’énergie dépensée dans cette recherche pour ne pas aboutir, gâcher une opportunité si rare dans une vie d’archer, des années d’entrainement au tir, pour maîtriser son arme et son esprit à l’instant exact d’une unique occasion… Surtout, laisser dans la nature un animal qui ne peut être allé bien loin, qui ne pourra vraisemblablement pas survire à une telle blessure, quel gâchis et quel désespoir. Pourtant, je ne peux me résoudre à penser que le cerf ait pu s’échapper ; dans mon esprit, est gravée l’image de la flèche plantée jusqu’au plumes, au niveau de l’épaule. Mes lames aiguisées sont tranchantes comme des rasoirs ; comment aucun organe vital n’aurait-il pu être atteint ? Cela parait rigoureusement impossible. Forcément, Il est là, pas nécessairement loin, quelque-part couché le long d’une souche, au fort d’un roncier ou calé contre des brandes. Il est là, mais où ?

* * *

Alors que la nuit approche, reste une dernière solution : Didier est toujours là, avec son tempérament farouchement motivé et accompagné de son airedale terrier, et je lui propose donc de battre l’enceinte méticuleusement, au nord où nous a toujours mené la piste, mais aussi jusqu’au sud de celle-ci. Ayant très certainement eu la même idée depuis un moment déjà, il ne se fait pas prier et se met en quête avec son chien, tandis que je continue mes recherches à l’intérieur de l’enceinte, tantôt me penchant pour regarder sous des brandes dégarnies, tantôt me redressant pour voir au-dessus de ronciers entrelacés. Un chêne aux branches basses m’offre un bon point d’observation, et je l’escalade, cherchant du regard une tache fauve, ou la blanche pointe d’un andouiller immobile. Quand soudain, au sud, un ferme retentit ; quelques brefs instants, puis plus rien. Descendu précipitamment de mon perchoir, je rejoins Didier. Dès les premiers récris, il a rappelé son chien, ne sachant où chacun était, mais un animal, mort ou vivant, cerf ou autre, était là. S’il s’agit du cerf fléché, c’est très certainement qu’il aura doublé sa voie en revenant sur son propre passage avant de se caler dans un fort. Sans doute aurait-on du penser plus tôt à cette ruse courante du cerf, familier des hourvaris.

Nous laissons quelques minutes à chacun pour se poster sur les refuites stratégiques, avant de renvoyer le chien. Silence. Etourdissant silence. Puis des récris. Mais déjà distants de plus de cent mètres, et qui s’éloignent. À notre tour, nous nous engageons dans la poursuite, et rapidement l’animal se met au ferme devant le chien, dans un épais lot de brande duquel émergent ses bois majestueux. Un coup de feu claque et les aboiements cessent. Un autre silence se fait, différent du précédent, grave ; c’est terminé.

En posant ma main sur son pelage fauve, alors que son parfum musqué s’élève dans l’air humide du soir tombant, que je contemple ses bois massifs portant 14 cors, que mes doigts fébriles courent le long de ses épois et empoignent ses forts merrains, des émotions mélangées envahissent mon esprit, s’entremêlent pour former un sentiment étrange : le soulagement de n’avoir pas perdu ce gibier ; la satisfaction d’une difficile quête finalement aboutie ; l’incompréhension que la flèche malgré son parcours à travers tant d’organes n’ait pas eu rapidement son pouvoir létal pourtant largement éprouvé ; la joie partagée d’une recherche alliant avec complémentarité hommes et chiens, levant le voile à posteriori sur le parcours et les ruses ; la frustration que l’animal n’ait pas eu droit à une mort brève et ait dû être achevé ; mais aussi un sentiment de plénitude, d’accomplissement d’un long travail de maîtrise technique et mentale, de fierté d’avoir accompli un rêve que je n’aurais pas osé formuler, de reconnaissance d’avoir pu prélever avec un simple longbow en tir instinctif l’animal le plus majestueux, le cerf d’une vie d’archer sur notre territoire de Brenne.

Ad augusta (peut-être) per angusta (sans aucun doute !)

Alexis, ASCA 185

Alexis cerf 1

 

Alexis Cerf note technique